E
N
T
R
E
V
U
E
S
Publié dans le Globe Hebdo No. 43 (1er au 7 décembre 1993)
Entrevue réalisée par Tony Thomas pour la CBC le 27 Mai 1970

Le 8 mai 1970, Jim Morrison reçoit une demande d’entretien de la radio canadienne C.B.C. L’idée d’une discussion littéraire plut d’emblée à Morrison. Cet entretien eut lieu le 27 mai 1970. Il n’avait encore jamais été publié.

Jim, dans le premier vers de votre recueil de poèmes, on lit : « Regarde ce que tu adores. » Qu’est-ce que les jeunes adorent, aujourd’hui ? Quels sont leurs espoirs ?

Jim Morrison : Je ne peux pas parler en leur nom, mais je parierais que ce sont les mêmes choses qu’ils ont toujours célébrées : la joie de vivre, la découverte de soi, la liberté, ce genre de trucs.

Quand j’étais au collège, le genre de révolte qu’on voit aujourd’hui était totalement inconnu. À l’époque, être adolescent, jeune, ça n’était rien du tout ; nous étions dans les limbes. Ces cinq dernières années, les jeunes sont devenus incroyablement conscients du pouvoir et de l’influence qu’ils ont en tant que groupe. C’est stupéfiant !

Les repères du patriotisme ont changé. Ce pays avait jadis une ferveur patriotique ; on suivait le drapeau. Tout cela a beaucoup changé.

Jim Morrison : Les jeunes de ce pays se sentent toujours américains, mais leur patriotisme a changé. Ils rêvent d’une Amérique différente de celle du passé, mais je crois qu’ils se considèrent toujours américains. Personnellement, je m’identifie avec ce terme. Je ne sais pas si c’est parce que j’ai été endoctriné si longtemps, mais je me sens américain.

C’est un autre patriotisme, donc ?

Jim Morrison : Ce pays est très jeune, il est passé par beaucoup de changements et ça continuera, mais à l’idée selon laquelle l’Amérique dominerait le monde est en train de perdre du terrain. Les gens que je connais se contentent de faire partie d’une pays parmi les autres nations ; ils n’ont plus envie d’imposer leur mode de vie aux autres.

La société a apparemment toujours besoin d’adorer des héros. Y a-t-il encore des jeunes à la recherche de héros ? Quel genre de héros ?

Jim Morrison : La guerre du Viêt-nam n’a engendré aucun héros. Je crois que les nouveaux héros seront des militants politiques. Dans les années 20, c’étaient les sportifs ; dans les années 30 et 40, des stars de cinéma et des as de la Seconde Guerre mondiale ; puis les musiciens sont devenus les nouveaux héros. Je crois que les prochains héros seront un peu plus intellectuels : militants politiques, scientifiques, peut-être, ou expert en informatique, des gens comme ça : ceux qui comprennent, qui ont une compréhension intellectuelle de la façon dont les choses fonctionnent, dont fonctionne la société moderne. Voilà nos prochain héros.

Vous considérez donc le mouvement hippie comme une réaction à la modernisation ?

Jim Morrison : Absolument ! Une réaction de type dionysiaque, mais très naïve et stérile. Le mode de vie hippie est vraiment un phénomène petit-bourgeois. Il ne pourrait exister que dans notre type de société où il y a une telle abondance de marchandises, de produits et de loisirs. Les générations qui nous ont précédés devaient vivre avec les guerres mondiales et les crises économiques, et durant les dix ou quinze années, il y a eu, dans ce pays, assez de temps et d’argent pour mener une vie excessive, provocante, qui n’eût pas été concevable avant.

Comme beaucoup, Woodstock m’a vivement impressionné, mais je me demande à quoi ça a servi. À quoi selon vous ?

Jim Morrison : Je n’y étais pas. J’ai vu le film et j’ai parlé à des personnes qui y ont participé ; je n’ai donc eu qu’un récit de deuxième ou de troisième main de l’événement. Comme je n’y étais pas, je ne peux pas vraiment me permettre de commenter ou de juger, mais au début, ça m’a éclaté, surtout l’incroyable performance des artistes. Ils ont été merveilleux. Quant au public, il m’a rendu très triste. Ces jeunes gens bien nourris se perdaient dans leurs limbes.

Jim, quels sont vos plaisirs dans la vie ?

Jim Morrison : Principalement l’art. Mon grand plaisir, c’est de tenter de donner forme à la réalité, et je crois que ça a toujours été le cas. La musique est un grand délassement et une grande joie pour moi, et j’aimerais un jour écrire quelque chose d’un peu important. C’est mon ambition : écrire quelque chose de valable.

Que serait ce livre ? Un ouvrage de philosophie ?

Jim Morrison : La philosophie ne m’intéresse plus autant qu’avant. Le jour où j’ai compris que personne dans le monde n’en savait plus sur ce qui se passait que n’importe qui d’autre, j’ai perdu tout intérêt pour la philosophie comme étude des idées. À mon avis, la poésie est l’art suprême, dans la mesure où ce qui nous définit comme êtres humains, c’est le langage.

On ne peut parler de la vie, aujourd’hui, sans parler de sexualité. Il y a une soi-disant nouvelle moralité dont je me demande toujours ce qu’elle est.

Jim Morrison : Ça existe, pourtant. Quand j’étais au lycée, ou même à la fac - ce qui n’est pas très vieux -, la sexualité était toujours en pleine ère victorienne. C’était tabou. Si vous pensiez qu’une fille le faisait, ça faisait partie des discussion de vestiaires de gym. Les nouveaux kids, bon… mais vous savez, le sexe restera toujours un mystère, il y aura toujours des phobies et de drôle de trucs… Mais ils sont plus libres.

Le changement est arrivé très vite dans la mesure où l’Amérique a toujours été un pays puritain.

Jim Morrison : La répression de l’énergie sexuelle a toujours constitué le meilleur moyen de contrôle des systèmes totalitaires. Si tout le monde était libre dans ses activités sexuelles, combien y en aurait-il qui se présenteraient au travail ? Regardons les choses en face : si on est arrivés les premiers sur la Lune, c’est en se fondant sur la répression de l’énergie sexuelle. On a canalisé cette énergie pour lancer un engin sur la Lune, au lieu de s’en servir naturellement.

Si on supprimait tout refoulement sexuel dans la société, qu’arriverait-il ?

Jim Morrison : Tout travail cesserait immédiatement.

Et quid du rôle de l’homme et de la femme dans la société moderne ?

Jim Morrison : Quand on regarde l’Histoire, on a l’impression qu’elle est cyclique. Il y a eu beaucoup de périodes de l’Histoire où les femmes contrôlaient l’essentiel des activités vitales : les sociétés matriarcales, vous savez. Il est ridicule de parler de cela en des termes aussi simples, mais je crois qu’on sent chaque jour davantage l’influence des femmes. Il n’y a plus de frontière à conquérir, et la chasse et la pêche ne sont plus à la base de notre survie : la vie a donc tendance à se féminiser de plus en plus.

Ça vous convient ?

Jim Morrison : Bien sûr.

Pourquoi ?

Jim Morrison : Je crois que les femmes sont mieux que les hommes. Elles ont des idées justes. Elles semblent plus à l’aise pour accepter la vie et pour la vivre simplement.

Vous avez étudié le cinéma à UCLA, et vous avez écrit un jour : « Le cinéma est fait par les hommes pour consoler les hommes. » Expliquez-vous.

Jim Morrison : Qui réalise les films ? Qui les projette ? D’une certaine façon, c’est un désir masculin de domination de la vie, en opposition avec la simple acceptation de la vie.

Jim, il a un vers dans votre dernier recueil de poèmes (The Lords and the New Creatures) qui dit : « La schize des hommes en acteurs et spectateurs constitue l’événement majeur de notre temps. » C’est indéniable, mais je me demande si ce n’a pas toujours été le cas en société ?

Jim Morrison : Certainement, mais avec les médias, ce phénomène est devenu plus immédiatement apparent. Ce qui m’intéressait le plus, dans ce livre, c’est que la plupart des gens se sentent complètement vides et impuissants dans le contrôle de leur propre destin, ou dans celui de la vie humaine. Je trouve cela très triste. Il faudrait que plus de gens s’engagent, plutôt que de déléguer tant de pouvoirs à quelques individus. Le citoyen moyen, pour autant que ça veuille dire quelque chose, devrait faire partie de la société d’une façon ou d’une autre. Tout le monde a le sentiment que les événements ont lieu sans qu’on y puisse rien faire, sans qu’on en ait même connaissance. C’est l’une des tragédies d’aujourd’hui. Je suppose que ça s’est toujours passé comme ça, mais aujourd’hui, c’est devenu évident. On prend des décisions pour nous, dans lesquelles on n’a pas un mot à dire. C’est de ça que j’essayais de parler.

Il faut du courage pour vivre selon son propre style.

Jim Morrison : Le style en fait partie ; c’est très important, mais ce sur quoi je me lamente, c’est sur le fait que tant de gens se contentent de vivre une vie si calme, si ordonnée, quand tant de… je ne suis pas sûr du mot… tant d’injustices évidentes ont lieu. Ils font comme s’ils les ignoraient, ou comme s’ils s’en foutaient, sans jamais s’engager. C’est triste.

Je suis venu vous demandez vos solutions.

Jim Morrison : Écoutez, il est un peu trop tôt dans la matinée pour des solutions. Il faut, pour chaque événement, voir combien il y a d’angles d’attaque, plutôt que de voter oui ou non sur un problème précis. Il faut voir l’univers comme quelque chose de complexe, car c’est ce qu’il est…

Vous avez écrit : Le spectateur est un animal mourant. » N’est-ce pas en contradiction avec ce que vous venez de dire ?

Jim Morrison : Non, c’est à ce propos de cette schize entre acteurs et public. Pour moi, il est incroyablement triste qu’un tas d’êtres humains restent assis à regarder quelque chose. Le spectacle de millions et de millions de gens assis dans des salles de cinéma ou devant leur télé tous les soirs, regardant une reproduction de deuxième ou troisième main de la réalité, alors que le vrai monde est là, dans leur salon, ou juste dehors, dans la rue… Je crois que c’est la meilleure machine à hypnotiser, à plonger les gens dans un état de somnambulisme.