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E N T R E V U E S |
Publié dans le Guitare & Claviers juillet 1995 La réédition CD de l'album posthume " An American Prayer " (remasterisé et augmenté de trois petits bonus tracks), nous donne l'occasion de rencontrer longuement Ray Manzarek, clavériste des Doors et porte-parole du groupe depuis la disparition prématurée de Big Jim. Plus connu pour ses frasques, ses débauche, ses orgies ambulantes, ses chansons et ses cris de révolte que pour ses poèmes intimistes, visionnaires et torturés, Jim Morrison - dit " Le Roi Lézard " - appartient à la légende du rock, météore fauché en pleine gloire à l'image d'une fleur fragile et vénéreuse. Mais, derrière le miroir de beuveries à répétition, de coïts ininterrompus et de voyages au long court à la mescaline, se cachait l'âme d'un poète sensible et touché par la grâce. Inspiré de The Doors Of Perception (essai du romancier britannique Aldous Huxley qui traitait de ses expériences hallucinogènes et dont le titre fut soufflé par la poésie de William Blake), le nom des Doors laissait par définition une porte grande ouverte sur l'univers des vers. Dès 68, Morrison publie un premier recueil de poèmes, The New Creatures. L'année suivante et malgré un semi-échec, il récidive avec The Lords ainsi qu'Ode To L.A. While Thinking Of Brian Jones, Deceased, feuille imprimée distribuée lors de concerts des Doors qui suivirent la mort de Brain Jones. Enfin, en 70, Jim publie An American Prayer à compte d'auteur, en édition privée tirée à deux cent exemplaires. Il enregistre ce dernier poème (ainsi que beaucoup d'autres) le jour de son vingt-septième anniversaire et meurt quelques mois plus tard. Depuis, les trois Doors survivants ont mis en musique certains extraits des derniers enregistrements de Morrison, n'hésitant pas à se livrer à un charcutage souvent douteux, à rajouter une version live de Roadhouse Blues, le tout entrecoupé de bribes de The Unknown Soldier, Peace Frog, The Wasp, Riders On The Storm, etc. Résultat, un bien curieux collage, plus qu'un grand décollage. Ironie du sort, quelques jours avant de mourir, Jim passe un journée dans un studio parisien afin de réécouter les bandes de ses poèmes enregistré. VINGT-QUATRE ANS EN JUILLET QUE JIM MORRISON EST MORT. ET LES DOORS AVEC LUI. DU MOINS CEUX QU'ON AIME ET CONNAÎT. ALORS QUE RESSORTENT EN CD " AN AMERICAN PRAYER " ET PLUSIEURS ALBUMS DU GROUPE, RÉÉDITIONS PRÉCÉDANT VRAISEMBLABLEMENT UN TITANESQUE COFFRET AVEC INÉDITS ET TOUT ET TOUT, ROBBY KRIEGER ET RAY MANZAREK ÉVOQUENT LEURS VERSIONS D'UNE DES PLUS FASCINANTS ÉPISODES DU ROCK 'N' ROLL. Bien imbibé, il décide de prendre l'air et rencontre deux musiciens de rue anonymes qu'il invite à le rejoindre en studio le temps d'un bœuf chaotique. Sous le sobriquet de Jomo & The Smoothies, les trois larrons massacrent tant bien que mal Little Miss Five Feet Five, Three Little Fishes, I wanna Dance With My Indigo Sugar et Orange County Suite dans une version amnésique n'ayant rien à voir avec celle enregistrée par Jim, seul au piano. Les bandes tournent, pour le plus grand bonheur des bootleggers… RAY MANZAREK Quand et comment avez-vous décidé de composer et d'enregistrer des instrumentaux sur les poèmes de Morrison en 78 ? Ray Manzarek : L'histoire d'An American Prayer commence le 8 décembre 70, lorsque Jim a décidé d'enregistrer des poèmes qu'il avait écrits. C'était le jour de son vingt-septième anniversaire, malheureusement le dernier sur cette planète, à peine quelques mois avant qu'il ne meurt ici à Paris. Il a souhaité entrer en studio, à Los Angeles, et enregistrer de nombreux poèmes sur un quatre-pistes, comme s'il avait une sorte de prémonition. Qui sait ce qu'il savait… Son but était d'enregistrer un album- recueil de poèmes, il a d'ailleurs passé les dernières années de sa vie à élaborer un travail essentiellement basé sur la poésie. Il avait publié The Lords And The New Creatures, livre qui n'avait obtenu qu'un succès confidentiel à l'époque, et il souhaitait accentuer sa démarche en gravant un album de poèmes lus. Mais, au-delà des mots, il envisageait ce projet avec bruitages, des ambiances sonores et de la musique. Il est mort le 3 juillet 71 et, quatre ans plus tard, en 75, Robby Krieger m'a dit " Hey, si nous écoutions ces bandes que Jim a enregistrées le jour de son anniversaire, histoire de voir si nous ne pouvions pas ajouter de la musique et sortir cet album de poésie pour Jim ! . " Robby, John Densmore et moi-même nous sommes assis et nous avons écouté les bandes de Jim. Nous les avons trouvées excellentes et nous avons décidé de les achever en y juxtaposant de la musique, car il n'y avait que la voix de Jim. Nous tenions absolument à ce que la mémoire de Jim soit reconnues et célébrée en tant que poète. Nous nous sommes mis au travail entre 75 et 76, et il nous a fallu beaucoup de temps pour réaliser ce projet. L'album fut terminé en 78, date à laquelle il est sortit, mais malheureusement, nous étions en pleine ère disco, le gens ne juraient que par " Saturday Night Fever " et Travolta, c'était le pire moment pour publier un album de poésie parlée. " An American Prayer " n'a eu aucun succès. N'avez-vous jamais eu le sentiment de jammer avec un fantôme quand vous enregistriez de la musique sur des poèmes lus par Jim ? Ray Manzarek : Si… C'est une question intéressante… Mais tu sais, chaque fois que nous avons enregistré un album avec les Doors, Jim était isolé dans une cabine du studio pour faire ses parties vocales. Nous étions tous les trois dans la même pièce, avec le retour de sa voix au casque, et nous ne pouvions jamais le voir chanter le morceau que nous étions en train d'enregistrer. Quand nous sommes entrés en studio, à trois, pour enregistrer "An American Prayer ", c'était exactement la même chose. Jim chantait dans le casque, à la seule différence que sa voix provenait d'un magnéto. Quand une prise était bonne, on disait " OK, on la garde ! Tu viens l'écouter dans la salle de contrôle … " Naturellement, Jim ne nous rejoignait pas comme il avait l'habitude de le faire de son vivant, mais c'était comme s'il était là, en train d'enregistrer avec nous. Nous sentions l'atmosphère de sa présence, son électricité, et nous percevions son énergie. Je ne sais pas si on peut parler de " jouer avec un fantôme " mais nous avons construit tout l'album sur l'énergie de Jim. Il y avait plusieurs poème chantés (en fait tout simplement des chansons…), comme le magnifique Orange County Suite, Bird Of Prey (le seul a figurer sur le CD en bonus track), Under Waterfall, Winter Photography, Whiskey Mystics And Men ou encore Woman In The Window. Certains sont accompagnés au piano, je suppose que c'est Jim qui tenait l'instrument ? Ray Manzarek : Oui, oui. Ces poèmes chantés étaient des chansons en gestation. Ce qui est intéressant, c'est que nous avons rajouté Bird Of Prey sur le CD, si bien que les gens peuvent entendre et comprendre comment Jim chantait ses chansons aux Doors avant que le groupe ne les enregistres. C'est ainsi qu'il nous les a toujours présentées. Ce processus remonte à notre première rencontre, lorsque nous avons fait connaissance sur la plage de Venice et qu'il m'a fredonné Moonlight Drive. Bird Of Prey révèle la même voix et le même style qu'au tout premier jour, c'est Jim Morrison tel qu'en lui même. A votre avis, ces poèmes enregistrés, chantés, parfois harmonisés, étaient-ils destinés à un album des Doors ou Jim enregistrait-il les maquette de son premier album solo? Ray Manzarek : (Très embarrassé, NDR). Je ne crois pas…je pense…heu…en fait… Ça n'était rien du tout à l'époque ! (" It wasn't really anything at that time! " Tu parles…NDR). Nous étions sur le point d'être prêts (sic) pour enregsitrer " L.A. Woman " ( A cette époque, tout le monde cherchait Jim partout et les séances ont été différées à plusieurs reprises faute de l'avoir sous la main, NDR), et je pense qu'à ce moment-là, Jim est entré en studio juste pour mettre ses poèmes sur bandes. Je ne crois pas qu'il avait une idée très concrète de ce qu'il voulait en faire, il a simplement saisi l'opportunité de pouvoir mettre de l'ordre dans ses textes et s'est mis à tout lire pour en conserver une trace. Noublions pas que, six mois plus tard, il était mort. Cette réédition CD n'était-elle pas l'occasion rêvée d'ajouter davantage de bonus tracks ? Ray Manzarek : Nous y avons songé, mais je suis persuadé que la plupart des gens ne connaissent même pas " An American Prayer ". Si nous avions ajouté d'autres titres, cela aurait donné un album complètement différent et personne n'aurait compris. Demande autour de toi si on connaît l'album de poésie de Jim, la réponse est généralement " Non "… " An American Prayer " dure plus de quarante minutes, il y a énormément de choses à écouter et à découvrir, au lieu de tout mélanger en rajoutant trente minutes de matériel inédit, nous avons préféré mettre trois petit bonus track afin que ce ne soit pas trop indigeste pour l'esprit. Je ne voulais pas que l'écoute de l'album provoque une fatigue mentale chez l'auditeur. Pensez-vous que ces inédits aient une chance d'être publiés un jour ? Ray Manzarek : Bien sûr, probablement à l'occasion du coffret que nous préparons. Nous possédons les masters de tous ces titres. Nous avons également d'autre inédits de premier ordre, comme Days Of The Week, par exemple. Il s'agit d'un morceau très drôle, une sorte d'éphéméride improvisée au cours de laquelle Jim s'amuse avec chaque jour de la semaine du style " Monday! Mounds, the mound of Venus … " Référence sexuelle (" Le mont de Venus ", NDR) " Tuesday! The most insignificant day of the week " et ainsi de suite. Il y a aussi une superbe version jazzy de Queen Of The Highway, mais je ne vais pas tout dévoiler… J'ai la ferme intention de regrouper l'ensemble de ce matériel dans le coffret des Doors qui devrait sortir d'ici un ou deux ans. Mais pour le moment, on se concentre sur " An American Parayer ". Ensuite, nous allons prendre des vacances et nous travaillerons sur le coffret plus tard. Chaque chose en son temps. Vous avez dit que l'idée d'An American Prayer était de présenter Jim en tant que poète narrant son œuvre. Dans ce cas, pourquoi avoir inclus une version live de Roadhouse Blues en plein milieu de l'album ? Ray Manzarek : Parce qu'elle représente la vie publique de Jim ! L'album commence par une évocation de l'enfance de Morrison, " Awake, shake dreams from your hair ", To Come Of Age poursuit cette exploration, puis vient The Poet's Dreams, et nous passons à la vie publique de Jim avec Roadhouse Blues interprété sur scène. Là, il s'agit de présenter Morrison au sein des Doors, Morrison rock'n'roll star ! Cette image de sex symbol et de rock'n'roll star ne lui a-t-elle pas collé à la peau par accident ? Ne pensez-vous pas que Jim était avant tout un poète, que le rock et le chant constituaient le meilleur vecteur à l'époque pour exprimer ses textes et les mettre en scène ? Ray Manzarek : Tout à fait, Jim aimait la poésie au-delà du rock'n'roll. La raison fondamentale de la formation des Doors fut notre rencontre sur cette plage, lorsqu'il m'a lu ses textes. Je me suis dit que beaucoup plus que de rock'n'roll, il s'agissait de poésie pure et c'est ça qui m'a incité à fonder le groupe. J'ai réalisé qu'on pouvait injecter de la poésie au rock'n'roll comme les beatniks l'avait fait avec le jazz. Ce qui est extraordinaire avec le rock'n'roll des années 60, c'est qu'on pouvait l'adapter librement à toute forme de musique. Nous avons joué du flamenco sur Spanish Caravan, adapté des airs des années 30 composés par Berthold Brecht et Kurt Weill (Alabama Song, Mac The Knife, NDR), on pouvait tout faire, des chansons de cabaret, du blues, du jazz etc. Les portes du rock'n'roll étaient à l'époque grandes ouvertes. En début d'interview, vous parlez " d'une sorte de prémonition ". Or, ce qui est troublant à l'écoute des derniers poèmes de Jim, c'est que la mort est présente d'un bout à l'autre, comme s'il était parfaitement conscient de ce qui allait arriver. Comment expliquez-vous cette intuition prémonitoire ? Ray Manzarek : Je n'ai aucune explication particulière. Tout ce que je sais, c'est que lors de notre première rencontre sur la plage, avant que le groupe n'existe et que John et Robby ne nous rejoignent, nous étions assis et, subitement, Jim me demande : " Combien de temps crois-tu que tu vas vivre ? " Je me suis dit " Wooh… " et j'ai chiffré une année au hasard. Je lui ai répondu : " Jusqu'en 87! " Et il m'a dit : " Pas moi, man. Je me vois comme une étoile filante. Je vais…boom! Monter en flèche au plus haut des cieux et exploser. Tout le monde va faire " Aaaah…Regardez!!! " et tout sera terminé, je serai parti. " C'était un moment étrange. Jim était tout jeune, on parlait du groupe qu'on voulait monter, le soleil californien inondait la plage et voilà qu'il se met à parler ainsi au beau milieu de la conversation, dès le début de notre aventure…Je crois qu'il devait sentir quelque chose et que ce fameux 8 décembre 1970, il s'est dit : " Je vais m'offrir un cadeau d'anniversaire, je vais enregistrer mes mots, je n'aurais peut-être plus jamais la chance de pouvoir le faire. " " An American Prayer " est-il un épitaphe ? Ray Manzarek : Well…c'est un peu difficile de parler d'épitaphe. Jim est toujours vivant pour nous. Quand j'écoute ses textes, je me souviens l'entendre les déclamer en studio d'enregistrement, je me revois avec le retour du casque dans les oreilles. Son corps n'est plus là, mais son énergie est présente, à travers ses mots, sa voix, ses chansons…Il n'est pas réellement mort. Pas pour moi, ni pour John, ni pour Robby. Il est toujours vivant, voici son album de poésie, voici ses dernière histoires. S'il était revenu de Paris, nous aurions probablement très vite enregistré un album basé sur ces textes. Mais n'étant jamais rentré en Amérique, " An American Prayer " est son dernier disque. A propos de Paris, quel est votre point de vue sur les circonstances précises de sa disparition ? Ray Manzarek : Ça c'est une très bonne question. Je n'en ai aucune idée. J'en ai discuté avec plusieurs personnes françaises présentes le jour de sa mort. Je leur ai demandé ce qui c'était passé exactement et chaque version des faits est différente. Chacun raconte son histoire et aucune ne concorde. Certains disent qu'il est allé au " Rock'n'roll Circus " (club parisien, NDR), d'autres ajoutent qu'il est mort et que le corps fut transporté. Il y a ceux qui affirment qu'il est allé au " Rock'n'roll Circus " pour s'approvisionner en héroïne. D'autres encore prétendent que tout cela est faux et qu'il est mort en prenant un bain, " Marianne Faithfull était présente ", " Non, elle n'était pas avec lui ce jour-là ", " Si elle était là "… Marianne Faithfull ? A Paris avec Jim Morrison le jour de sa mort ? Ray Manzarek : Tu ne connais pas cette version ? Il y a toute une salade avec elle, comme quoi elle serait impliquée dans l'histoire. J'ai entendu tellement de versions que je sais plus qui croire, ni à quoi m'en tenir. Une dernière question avant de nous quitter : il y a près de 20 ans, s'est répandue la rumeur d'une éventuelle formation des Doors avec Iggy Pop au chant, De quoi s'agissait-il exactement ? Ray Manzarek : Il en fut effectivement question, mais ça ne s'est jamais fait. Iggy a juste chanté des morceaux des Doors avec moi à l'orgue au Whiskey A Go Go le 3 juillet 1975, mais ni John Densmore, ni Robby Krieger n'étaient présents. Dommage, car je suis sûr que les Doors avec Iggy Pop aurait été une expérience intéressante ! Imagine le délire…(" Hey les gars! Qu'est-ce qu'on fait? I Wanna Be Your Lizard ou The Celebration Of The Dog? "…NDR.) Par contre, nous avons joué avec Eddie Vedder (singe hurleur de Pearl Jam, NDR) à l'occasion du Rock'n'Roll Hall Of Fame. C'était le genre de grand soir où tout le monde sort les smokings et agite les bijoux, et nous leur avons bastonné Break On Through, Roadhouse Blues et Light My Fire, ah! ah! ah! Eddie a assuré comme un dément et on s'est bien marré ! ROBBY KRIEGER Robby Krieger nous ouvre les portes de sa mémoire pour un entretien exclusif, panorama complet de six ans de folie et autant d'albums intemporels. " Pas facile de vivre avec Jim. " Robby Krieger évoque les jours passés en tant que guitariste des Doors et parle de son rôle créatif aux côtés d'un des plus grands chanteurs, paroliers, sex-symbols et personnalités extrême de l'histoire du Rock, Jim Morrison. " Quel pied cela aurait été d'avoir un type normal comme Sting, quelqu'un de talentueux qui n'aurait pas eu besoin de passer chaque seconde de son existence en équilibre sur le fil d'un rasoir séparant la vie de la mort. " Le guitariste rit de ses propos malicieux, sachant pertinemment et mieux que quiconque que ce sont justement les démons intérieurs de Morrison, ceux qui faisaient surface si fréquemment, qui ont donné à la musique des Doors autant de résonance et de pouvoir. Mais, le fait que Morrison fut sans aucun doute l'un des plus grand visionnaires de la planète rock ne doit pas occulter l'apport considérable des trois autres membres du groupe à la musique et au son unique qui ont fait le succès des Doors. A forte base de blues, la musique souvent hypnotique créée par Krieger à la guitare, Ray Manzarek à l'orgue et John Densmore à la batterie, complétait parfaitement les textes hallucinés et les parties vocales sensuelles à souhait de Big Jim. D'ailleurs, c'était le plus souvent Krieger qui composait les meilleures chansons et les plus grands succès des Doors. Citons pour exemple Light My Fire, Love Me Two Times, ou encore Touch Me. Lorsque Krieger rejoint le groupe en 65, il n'a que dix-huit ans, joue de la guitare depuis deux ans et est passé à l'électrique depuis à peine six mois. " J'ai vraiment appris à jouer de la guitare avec les Doors, affirme-t-il, j'ai toujours essayé d'obtenir mon propre son, m'interdisant farouchement de copier les plans de Chuck Berry ou B.B. King, parce qu'à l'époque, tout le monde le faisait. J'ai voulu apporter des parties de guitare collant avec nos chansons, complémentaires au chant de Jim. Et ça a marché, nous avons fait un travail merveilleux. " Merveilleux, c'est certain. Au point que le groupe fût intronisé au Rock'N'Roll Hall Of Fame en janvier 94 et qu'Oliver Stone ait réalisé un film sur le groupe, The Doors, en 91. Enfin, au delà des hommages et des honneurs, la musique des Doors a traversé trois décennies sans perdre une ride, drainant des générations de fans toujours plus jeunes et plus nombreux. Krieger ne peut éviter son passé avec les Doors, même si le groupe est quasiment mort en 1971, lorsque Jim a passé les portes dans le sens inverse. Bien qu'il ait toujours su rester actif en enregistrant des albums à dominance instrumentale et en tournant à travers le monde, Krieger est forcé de constater : " J'ai très vite réalisé que je n'aurais jamais plus l'occasion de jouer avec un groupe comme les Doors. La musique est devenue pour moi une sorte de passe-temps, comme ont peint pour se détendre, par plaisir. C'est ce que je fait actuellement et cela m'identifie, je suis : Robby Krieger, guitariste. " Beaucoup de gens ajouteraient " des Doors ". L'interview qui suit retrace, album par album - de " The Doors " en 1967 à " L.A. Woman " en 1971-, la fantastique saga d'un groupe aussi éphémère qu'essentiel, vue de l'intérieur par celui qui, sur six cordes, a harmonisé la substantifique moelle crachée par l'âme dérangée d'un étoile filante et protéiforme, Morrison actuel. " The Doors " paru en janvier 67 Quelle impression Jim Morrison vous a-t-il faite lors de votre première rencontre ? Robby Krieger : J'ai fait sa connaissance lorsqu'il est venu chez moi en compagnie de John Densmore, il avait l'air tout à fait normal. Je n'ai rien décelé de particulier chez lui, jusqu'au moment où nous avons terminé notre première répétition. Tout s'était très bien passé, et voilà qu'un type se pointe et demande à voir Jim Morrison. Il y avait eu une embrouille sur un plan de dope et Jim s'est mis à péter les plombs d'un seul coup. Il était hors de lui, fou furieux. Je me suis dit : " Mon Dieu, ce gars-là est complètement givré. " Et Ray Manzarek ? Robby Krieger : La première fois que je l'ai vu, il régnait en maître sur le campus de l'UCLA, université qui nous préparait aux métiers du cinéma. En fait, nous avons donné notre premier concert dans le but de fournir un support musical pour le film d'un des étudiants de Ray. Ensuite, Ray est monté à la tribune d'un auditorium plein à craquer et a fait un long discours. Je m'en souvient parfaitement, parce qu'il s'est mis l'auditorium dans la poche avec une facilité déconcertante. Il envoûtait littéralement le public. C'était une très forte personnalité, mais Jim le tenait à distance et savait le remettre à sa place. Jim était tellement barré dans son genre qu'il écrasait la personnalité de Ray, ce qui, bizarrement, créait un bon contrepoids. De votre côté, étiez-vous déjà le gars paisible s'intercalant entre deux forces de la nature ? Robby Krieger : Well… avoir affaire à Jim m'a changé, dans la mesure où, moi aussi, j'étais assez cinglé. Je fus le premier de ma classe à prendre de l'acide et je n'avais pas mon pareil pour entraîner les autres. Puis j'ai fait partie des Doors, je ne pouvais pas tenir la chandelle à Jim et à Ray…(Rires.) J'avais déjà expérimenté l'acide et je méditais beaucoup à l'époque de la formation des Doors. D'ailleurs, j'ai rencontré John Densmore lors d'une séance de méditation. Je m'étais adouci, c'est certain. Ce qui n'a pas empêché les Doors de se faire virer du Whiskey A Go-Go à cause de The End. Robby Krieger : On a tendence à exagérer un peu cette histoire. L'incident a pris des proportions démesurées. Il y a eu effectivement bagarre avec le taulier qui nous a mis dehors, mais sa décision n'était pas irrévocable, puisque nous avons rejoué dans le club après ce différend. Aujourd'hui, les " bouffonneries " de Jim ont rang de mythe. Étaient-elles prises pour de la déconnade à l'époque ? Robby Krieger : Tu parles d'une déconnade! Nous avions ce groupe dont nous savions qu'il possédait le potentiel adéquat pour devenir quelque chose d'énorme, et Jim passait son temps à tout saboter, ne ratant jamais une occasion de foutre le bordel. On décidait de tous se réunir pour répéter et Jim ne venait pas. Un coup de téléphone de Blythe, Arizona, nous prévenait qu'il était en taule. Pourtant, vous étiez étonnamment productifs. Vous avez publié six albums studio entre 67 et 71. Les méthodes de travail de Jim étaient-elle si mauvaise que ça ? Robby Krieger : Non, la musique était sa seule raison de vivre. Il était très souvent au bureau qui nous servait de Q.G (quartier général) alors que nous n'y étions pas. Il y vivait même parfois. Nous avions tous une vie privée en dehors des Doors, pas lui. Il nous en voulait un peu, il vivait les Doors vingt-quatre heures sur vingt-quatre et nous refusions de nous immerger à ce point. Mais c'est lui qui avait raison. Cela dit, les sessions d'enregistrement le faisait royalement chier. Nous passions des heures interminable à glander en attendant que l'ingénieur trouve un bon son de batterie ou règle tel ou tel instrument, je ne pouvais pas reprocher à Jim de devenir complètement dingue en studio. De plus, notre producteur, Paul Rothchild (décédé juste avant l'été NDR), était du genre perfectionniste. A propos, quelle était l'importance de son rôle ? Robby Krieger : Ça dépendait des albums que nous enregistrions. Pour le premier, Paul a juste branché un micro avant de disparaître. Par contre, nous avions enfin obtenu un budget décent pour " Strange Days " et Paul s'est complètement investi dans le son. Les séances du premier album furent vraiment chaotique, car nous ignorions totalement à quoi ça allait ressembler. Par exemple, nous étions étions dégoûtés de ne pouvoir jouer aussi fort que nous le souhaitions. D'où cette impression d'abandon total dans la façon dont vous jouez ? Robby Krieger : C'est également dû au fait que nous jouions ces chansons depuis si longtemps qu'elles avaient eu le temps de refroidir. Tout le premier album fut mis en boîte en une prise, deux prises maximum. Votre version de Back Door Man est vraiment très efficace. Vous êtes-vous posé la question de savoir jusqu'où vous pouviez être fidèles à l'originale avant de l'enregistrer ? Robby Krieger : Non, pour la simple raison que nous n'étions pas suffisamment bons musiciens pour reproduire l'originale fidèlement. De plus, nous savions que Jim ne l'aurait jamais chanté dans l'esprit de l'original, nous avons donc préféré l'adapter à notre sauce. Pendant des années, peu de gens ont su que c'était vous qui avait écrit et composé Light My Fire. Tout a changé quand, dans le film The Doors, Oliver Stone a mis un point d'honneur à expliquer l'évolution de cette chanson. Les choses se sont-elles passés aussi simplement que dans le film, à savoir que vous avez sorti un bout de papier froissé de votre poche pour l'offrir aux trois autres Doors ? Robby Krieger : (Rires) C'est à peu près ça. Jim avait écrit la totalité des chansons du premier album et, un jour, nous avons réalisé qu'il nous manquait un titre. Il nous a dit : " Hey les gars! Pourquoi ne pas essayer de vous y mettre ? " J'ai écrit Light My Fire dans la nuit et je l'ai apportée à la séance de travail du lendemain. Le fait que cette scène apparaisse dans le film d'Oliver Stone est mon idée. J'y tenais absolument car ça m'a toujours foutu les boules de ne pas être reconnu en tant qu'auteur-compositeur de Light My Fire. Le solo de Light My Fire est l'une de vos prestations guitaristiques les plus lumineuses. N'était-ce pas frustrant qu'il soit amputé dans la version parue en 45T ? Robby Krieger : Un peu… Nous ne voulions pas qu'il soit amputé, mais notre premier single, Break On Through, fit un flop total et les stations de radio étaient unanimes pour nous dire que Light My Fire ferait un carton si nous le sortions en 45T. Nous n'avions pas le choix, les FM avaient très peu d'impact à l'époque, et pour passer sur les ondes AM il fallait que les chansons soient de courte durée. Le solo de Light My Fire fut-il improvisé en studio ? Robby Krieger : C'était le genre de solo que j'avais l'habitude de faire, mais chaque soir de façon différente. Pour être franc, celui qui figure sur l'album n'est pas ce que j'ai fait de mieux. Je n'ai eu droit qu'à deux essais. Mais il n'est pas si mal que ça, je m'en suis plutôt bien tiré. Quels souvenirs gardez-vous des sessions du premier album ? Robby Krieger : Oh, il y a la fameuse anecdote au sujet de l'enregistrement de The End. Notre ingénieur du son, Bruce Botnick, avait apporté un téléviseur en studio, afin de pouvoir regarder " World Series ". Jim, qui avait ingurgité énormément d'acide, a jugé qu'un programme de baseball ne convenait pas particulièrement à l'ambiance qu'il essayait de créer sur The End. Ça lui a très vite pris à la tête et il a balancé le foutu téléviseur à travers la vitre de la salle de contrôle, ce qui n'a échappé à personne…(Rires.) Je me souviens également de Jim, attablé au snack-bar du studio et déclamant en boucle " Fuck your mother, kill your father! C'est ce qu'il faut faire. Baise ta mère, tue ton père! " Et nous : " Ouais, Jim, t'as raison, mais il faut l'enregistrer, si tu allais le chanter… " On a fini par le ramener en cabine pour deux prises et on a gravé l'affaire. On a remercié le Seigneur, parce que nous savions que, vu l'état de Jim, il n'y aurait pas eu beaucoup de prises… Le premier album fut-il intégralement enregistré live ? Robby Krieger : Non. Jim nous accompagnait toujours au chant, mais on ne gardait jamais la voix guide. The End fut l'exception qui confirme la règle. Je pense que la version studio de The End n'arrive pas à la cheville de toutes celles que nous avons pu jouer sur scène. Toutes les chansons du premier album ne sont que le squellette de ce que nous pouvions en faire face au public. Cela résulte de l'inexpérience de studio que nous avions à l'époque et de l'extrême rapidité avec laquelle il fallait enregistrer ce disque. Je crois aussi que les studios sont de nature à limiter le travail des musiciens. On ne peut pas reproduire le son de cing gros amplis sur un petit bout de bande. N'avez-vous jamais songé à quel point le fait de ne pas avoir de bassiste au sein des Doors pouvait paraître bizarre ? Robby Krieger : Constamment. Ça n'a cessé de nous turlupiner. On voulait engager un bassiste, on en a auditionné quelques-uns, mais on n'a jamais trouvé quelqu'un qui fasse l'affaire. Aujourd'hui, j'en suis plutôt content, parce que le son des Doors résultait largement du fait que Ray était obligé de jouer des lignes de basse simplifiées sur les graves de son clavier, ce qui donnait cette vibration hypnotique à notre musique. D'autre part, cette absence de bassiste influait considérablement sur mon jeu de guitare, dans la mesure ou j'était obligé de beaucoup jouer dans les graves pour combler le vide. Le fait qu'il n'y avait pas de guitariste rythmique a également modifié mon jeu et mon son. Et, naturellement, je prenais tous les solos. Si bien que j'ai toujours eu l'impression d'effectuer le travail de trois musiciens en même temps. Votre toute première composition, Light My Fire , a directement été numéro un. Ce succès si soudain ne vous est-il pas monté à la tête ? Robby Krieger : Ce ne fut pas si soudain que ça. Pour nous, ce fut même une éternité. Nous avons fondé le groupe en 1965 et il ne s'est rien passé pendant deux ans. On devenait dingos. Finalement, après s'être fait jeter par tout le monde, Elektra nous a signés. Notre premier single s'est vautré en beauté et il a fallu attendre encore six mois supplémentaires avant que Light My Fire ne décroche la timbale. Tout ça nous a paru très long et nous avions l'impression d'être des vétérans. Utilisiez-vous déjà votre matériel habituel, notamment votre célèbre SG ? Robby Krieger : Oui, bien que la première guitare rouge sur laquelle j'ai joué était une Melody Maker. Je possédais plusieurs SG rouges au début des Doors, toutes ces guitares furent volées ou perdues au fil des années. Quant aux amplis, j'utilisais essentiellement un Twin Reverb, surtout en studio. Vous étiez sur le point de donner votre accord pour que Light My Fire soit utilisée pour une pub de voiture, jusqu'à ce que Jim fasse capoter le projet en mettant son veto. Pensez-vous qu'il ait pris la bonne décision ? Robby Krieger : Oh oui, absolument. En fait, notre politique consistait à refuser systématiquement toute offre substantielle du genre, et elles n'ont pas manqué. Je suis le premier à détester ces groupes qui vendent leurs chansons aux publicitaires, et quand une grande marque s'intéresse à votre musique, c'est que vous êtes devenus célèbres et que vous n'avez pas réellement besoin d'argent qu'on vous propose. Il n'y a donc aucune excuse. " STRANGE DAYS " novembre 1967 Lors de sa sortie, votre second album fut vivement attaqué par la critique qui cria à la redite du premier album. Pensez-vous que ces accusations étaient fondées ? Robby Krieger : Seulement sur un point. Je reconnais qu'il y a une similitude entre When The Music's Over et The End en termes de durée et de structure. Mais bon, et alors ? Quand un truc fonctionne, il me semble normal de le refaire. De plus, When The Music's Over est un de mes morceaux préférés. Pourtant, le récit poétique de Jim sur When The Music's Over n'est pas aussi intéressant que celui de The End. Robby Krieger : C'est juste. Mais comment surpasser un morceau comme The End ? Qu'est-ce qui reste une fois qu'on a baisé sa mère et tué son père ? (Rires.) La raison pour laquelle When The Music's Over est ma chanson fétiche tient à mon solo. Je pense que c'est le meilleur solo que j'aie pu enregistrer. Ce solo est constitué de deux solos joués simultanément, les avez-vous tous les deux improvisés sur-le-champ ? Robby Krieger : Pratiquement. En fait, je n'ai jamais été capable de les refaire. Ce solo était un véritable défi parce que l'harmonie est statique. Il fallait que je tienne le même riff sur cinquante-six bars, ce qui n'était pas évident. Il est beaucoup plus facile de jouer un thème sur une progression d'accords intéressante. Nous avons agi de la sorte car nous étions complètement imprégnés de ce pionnier du jazz modal qu'était John Coltrane et qui effectuait de brillants solos sur des harmonies statiques et des progressions d'accords minimales. J'ai toujours essayé de jouer et de sonner comme lui, c'est-à-dire complètement à côté au niveau des tonalités. Je considère When The Music's Over comme ma tentative la plus aboutie et la plus proche dans ce domaine. Vous avez enregistré "Strange Days" moins d'un ans après "The Doors", Elektra vous a mis la pression maximale ? Robby Krieger : Pas du tout, nous étions fin près. Nous avions des tonnes de chansons en réserve pour les deux premiers albums. La pression n'est venue qu'à partir du troisième album. Nous nous sommes retrouvés à court de chanson et Jim était complètement détruit par l'alcool. Il devenait très difficile d'écrire avec lui, ce qui explique que je me sois mis à écrire beaucoup de morceaux pour le groupe. Nous éprouvions également beaucoup de difficultés à écrire en tournée, ce qui fait qu'on s'est mis à composer de plus en plus en studio. People Are Strange contient une superbe progression d'accords, c'est vous qui l'avez composée ? Robby Krieger : Oui. Jim est venu chez moi un soir, à Laurel Canyon, et il était dans une de ses grandes humeurs suicidaires et médicamenteuses. Pour l'apaiser, John lui a dit : " Allez Jim viens! Allons regarder le coucher de soleil, ça t'enlèvera tes idées noires. " Nous avons grimpé jusqu'au sommet de Laurel Canyon et la vue était incroyablement belle. Nous étions en train de regarder le soleil descendre, illuminant la crête des nuages de tout son éclat et Jim a complètement changé d'humeur. Il s'est écrié " Wow! Maintenant je sais pourquoi je me sentais si mal. C'est parce que si vous êtes étrange, les gens sont étranges. " Et il s'est mis à écrire les paroles de la chanson sur place. J'ai trouvé la musique et nous sommes redescendus de la colline. Comment se fait-il que Moonlight Drive ne soit pas la première chanson dont vous ayez écrit la musique et la première chanson que vous ayez enregistrée pour " The Doors " ? (bien qu'elle ait scellé la rencontre sur la plage de Venice entre Morrison et Manzarek, Moonlight Drive n'est parue que sur " Strange Days ", NDR). Robby Krieger : Ce n'était pas exactement la première chanson des Doors, mais la seconde. La première était Indian Summer. En ce qui concerne Moonlight Drive, nous avons jugé que la version enregistrée lors des sessions du premier album n'était pas assez bonne, nous avons donc décidé de l'évincer de " The Doors " et de la retravailler plus tard. Nous n'avons jamais réussi à remettre la main sur la bande master, et nous avons dû réenregistrer le morceau intégralement. Il paraît qu'on aurait retrouvé la trace de cette master, je souhaite qu'il en soi ainsi, parce que j'ai toujours trouvé cette première version excellente. Elle était très différente de celle parue sur " Strange Days ", beaucoup plus sombre et laid-back, complètement hantée. Avez-vous d'étrange souvenirs des sessions de " Strange Days " ? Robby Krieger : Une fois, nous nous apprêtions à quitter le studio pour la nuit et Jim a refusé de partir sous prétexte qu'il se sentait en grande forme. Il nous a dit vouloir faire de la musique toute la nuit, mais nous étions tous crevés et nous n'avions qu'une envie, rentrer chez nous. Jim est finalement sorti avec nous, mais une demi-heure plus tard, il est revenu sur ses pas, a escaladé la grille, pénétré dans le studio par effraction et s'est mis à asperger le piano avec la mousse de l'extincteur d'incendie. Une surprise nous attendait le lendemain matin…(Rires.) Étiez-vous là quand il a enregistré Horse Latitudes ? Robby Krieger : Tout à fait, il nous a dit qu'il avait envie de lire un poème et qu'il voulait un accompagnement sonore très étrange. Il y avait tous ces instruments qui jonchaient le studio et provenaient d'une session d'orchestre, clavecins, pianos, timpanis, etc. On s'est mis à taper dessus, certains tapotaient à l'intérieur des pianos et une douzaine de personnes hurlaient à pleins poumons. Une fois ce vacarme organisé enregistré, Jim a lu son poème. Le truc le plus drôle, c'est que nous étions en train d'écouter les bandes à fond pendant que Jim balançait son texte, et qui se pointe ? Les mecs du Jefferson Airplane! Défoncés au plus haut point, cela va sans dire, et les voilà qui nous regardent ébahis, les yeux exorbités, pensant qu'on était devenus complètement dingues. Nous sommes restés imperturbables et nous leur avons dit le plus naturellement du monde " Oh, vous savez, c'est une de nos nouvelles chansons. " (Rires.) Vous étiez potes avec l'Airplane ? Robby Krieger : D'une certaine façon. Nous avons souvent partagé les même affiches, mais nous traînions rarement ensemble. Il y a toujours eu une sorte de compétition entre nous pour savoir lequel des deux groupes allait casser la baraque sur scène. D'ailleurs, sortir avec d'autres musiciens n'était pas vraiment dans nos habitudes. Seul Van Morrison était de nos virées quand il venait en ville et, occasionnellement, on voyait les Buffalo Springfield. Nous n'étions pas très proches des groupes de Frisco en général et du Grateful Dead en particulier, car ils avaient refusé de nous prêter leurs amplis un soir. Nous avions donné un concert à la High School de Beverly Hills une après-midi avec le Dead au même programme. Nous avions décidé de laisser notre matos à Beverly Hills, pensant que les membres du Dead, chose courante entre les groupes à l'époque, nous prêteraient leurs amplis. Manque de bol, ils n'ont jamais voulu et j'ai fini par me brancher sur un Pignose ou un truc ridicule du genre. Ray était sidéré que Pigpen (clavériste du Dead, NDR) refuse de le laisser utiliser son orgue. Il n'arrêtait pas de fulminer " Pigpen ? Un mec qui s'appelle Pigpen ne veut pas que je joue sur son instrument ? " Il croyait rêver. " Waiting For The Sun " août 1968 Il semble que les Doors aient traversé un passage à vide au niveau de la création du troisième album et que vous ayez subi énormément de pression. Ça ne vous ennuie pas de voir quelqu'un s'identifier à une personne dont vous avez vécu l'autodestruction ? Robby Krieger : Complètement. Je dis toujours aux gens : " Ne plongez pas dans l'alcool sous prétexte que Jim buvait comme un dingue, c'était une erreur. C'est même ce qui l'a foutu en l'air. " S'il n'avait pas bu autant, il serait en train d'écrire une chanson en ce moment. Sa propension à consommer de l'alcool s'était-elle considérablement aggravée au moment où vous avez enregistré " Waiting For The Sun " ? Robby Krieger : Définitivement, c'est d'ailleurs à cette période qu'il est devenu alcoolique. Avant, il prenait des trucs plus ou moins biens. Le LSD ne posait pas de problème, parce que ça favorisait la création (ce n'est pas non plus la peine d'en prendre au petit déjeuner de Syd Barrett à Eric Burdon en passant par David Crosby, Peter Green ou Vince Taylor, combien sont restés irrémédiablement bloqués ? NDR.) Il n'y a rien de bon dans l'alcool, ça te flingue le mental, point final. Certes, au début ça détend, ce qui est probablement ce dont on a besoin après avoir fait huit zillions de voyages sous acide. (Rires.) Hello I Love You fut numéro 1 et " Waiting For The Sun " a caracolé en tête des charts, ce succès vous a-t-il aidé à surmonter votre passage à vide ? Robby Krieger : Ce fut même une aide précieuse. Nous étions sur le point de partir en tournée quand Hello I Love You a atteint la première place des hit parades et ce fut notre bouée de sauvetage. La plupart des gens croient que nous avons pompé le thème de Hello I Love You sur All Day Of The Night des Kinks (sans blague? NDR), mais nous étions à mille lieues de penser à eux. La seule chose " empruntée " fut le beat de batterie. J'ai demandé à John de jouer un plan similaire à celui de Sunshine Of Your Love, nous avons pillé Cream, pas les Kinks. Quel genre de souvenirs vous inspirent les session de " Waiting… " ? Robby Krieger : D'horribles souvenirs. A l'époque, Jim s'était fait mettre le grappin dessus par toute une bande de branleurs pochetronés du matin au soir. Il les amenait en studio, ce qui rendait Paul Rothchild fou furieux. Tous ces trous du cul, bourrés comme des ânes, traînaient dans tous les coins, déconnaient avec les chambres d'écho et pissaient n'importe où, dans les placards de préférence, c'était un vrai bordel. Jim buvait avec n'importe qui parce que qu'on refusait de boire avec lui. Il zonait avec ces merdeux qui l'utilisait - " Hey, on est potes avec Jimbo! " -, mais qui ne prenait aucun soin de lui, qui ne réalisait pas à quel point il se foutait en l'air et qui n'hésitaient pas à l'abandonner ivre mort sur un quelconque palier, baignant dans sa propre gerbe. " The Soft Parade " janvier 1969 " The Soft Parade " comporte plusieurs chansons dont les orchestrations et les arrangements sont très complexes. Vous sentiez-vous obligés d'aller dans cette direction à cause des Beatles ? Robby Krieger : Oui, totalement. À cette époque, nous avions tous intérêt à faire avec les Beatles! Mais pour être franc, je détestais orchestrer nos chansons de cette façon. Ce n'était absolument pas mon idée, mais celle de Paul Rothchild. Je n'aurais jamais fait ça. Les Doors étaient complètement paumés, ce disque est celui de Jim avec un orchestre. Pour la première fois, les compos ne sont pas signées The Doors, chaque musicien est crédité individuellement. Robby Krieger : Exact. Au départ, Jim tenait absolument a ce que tous nos morceaux soient signés The Doors afin de laisser planer un mystère. Mais ça ne trompait personne et tout le monde croyait que c'était Jim qui composait tout, ce qui n'était pas juste. Je pense qu'il a pris conscience de cette injustice et qu'il a souhaité que chacun soit crédité pour son travail. A-t-il vraiment composé la musique des chansons signées Jim Morrison ? Robby Krieger : Non. Il entendait une mélodie dans sa tête, mais il ne jouait d'aucun instrument. Par conséquent, il nous chantait sa mélodie de voix et nous devions trouver un arrangement pour nos instruments. La plupart du temps, il n'avait qu'un poème écrit sur un bout de papier et, de mon côté, j'apportais une suite d'accords ou une mélodie sur laquelle il adaptait son texte. Que vous inspirent les session de " The Soft Parade " ? Robby Krieger : Les interminables séance de mixage. Ce fut un album à rallonge. " The Soft Parade " fut le projet le plus onéreux que nous ayons réalisé. Et nous passions notre temps à courir après Jim, les séances de mixage l'emmerdaient profondément. Cela dit, je crois qu'il avait moins de problème avec l'alcool qu'à l'époque de " Waiting For The Sun ", dans la mesure où il s'était investi dans la réalisation d'un film, ce qui l'occupait davantage. Je me souviens qu'un jour, un type barjo a débarqué, persuadé que Jim avait écrit The Celebration Of The Lizard (titre figurant sur " Waiting For The Sun ", NDR.) pour lui. Il s'est mis à hurlé comme dément " Comment pouvais-tu savoir que je suis le Roi Lézard, putain de merde! Tu m'as écrit une chanson! " Et le voilà qui se jette sur Ray et l'embrasse sur les yeux, croyant que Ray était Jim…Ce con a réussi à péter les lunettes de Ray! " Morrison Hotel " mars 1970 Roadhouse Blues, ainsi que d'autre titres de " Morrison Hotel " annoncent le changement qui va se produire avec " L.A. Woman ", à savoir une orientation plus blues, plus basique. Robby Krieger : Je crois que c'était en réaction à la production surchargée de " The Soft Parade ". Nous voulions retourner aux sources, Roadhouse Blues est l'un de mes morceaux préférés. J'ai toujours été fier de cette chanson car, malgré son aspect basique, ce n'est pas " juste un autre blues ". Ce petit riff tout simple, en fait une grande chanson, très représentative du génie des Doors. Voilà l'exemple parfait de ce qui a fait des Doors un grand groupe. De plus, l'enregistrement de cette chanson fut un véritable plaisir et constitue mon meilleur souvenir avec les Doors. Nous avons enregistré Roadhouse Blues live, avec John Sebastien (ex-Lovin' Spoonful, NDR) à l'harmonica et Lonnie Mack à la basse. C'est lui qui a amené cette superbe ligne de basse. Vous avez cosigné Peace frog avec Jim… Robby Krieger : Oui, j'avais écrit la musique, nous répétions le morceau et ça fonctionnait du feu de Dieu. Malheureusement, nous n'avions pas de texte et Jim n'était pas là. Nous nous sommes dit " Fuck après tout! On l'enregistre, Jim trouvera bien quelque chose à chanter dessus ". Et c'est ce qui c'est passé. Il a sorti un des poèmes de son recueil et ça collait. Mais pour tout vous dire, j'ai toujours eu le sentiment de m'être fait forcer la main. La légende veut que Jim et Ray fussent très liés, mais c'est vous qui avez composé le plus de titres avec Jim. Robby Krieger : Au tout début, Jim et Ray étaient effectivement très proches. Jim habitait chez Ray et son épouse, c'était un peu leur fils adoptif et tout se passait pour le mieux. Jim ne buvait pas, ne carburait pas à n'importe quoi, tout baignait. Les problèmes ont commencé quand Ray est devenu une sorte de père spirituel. Jim s'est rebellé. Il a ruiné leur maison, tout saccagé à maintes reprises et abusé de la situation. Puis, je suis entré dans le groupe et j'ai resserré les boulons autour de Jim, en le prenant sous mon aile. Ray avait travaillé toutes les premières chansons en étroite collaboration avec Jim, l'intégralité du premier album en fait. Puis j'ai pris la relève, avant d'écrire mes propres chansons, et toutes ces compositions avec Jim figurent sur " Strange Days " et " Waiting For The Sun ". " L.A. Woman " juin 1971 On dit que cet album fut intégralement enregistré live. Robby Krieger : Non, pas entièrement. Mais, la plupart des chansons le furent, notamment L.A. Woman. Cette chanson symbolise la quintessence des Doors et son histoire est fascinante. On a commencé à joué et tout le morceau nous est apparu comme par magie. Jim a joué un rôle primordial dans l'élaboration et la construction musicale, ce qui est surprenant, dans la mesure où c'est l'un de ses textes les plus poétiques. Je me souviens de Jim enregistrant ses parties vocales dans la salle de bain pendant qu'on s'éclatait derrière. Pour la première fois, vous engagez un guitariste rythmique : Marc Benno. Robby Krieger : Cela faisait partie de notre idée de tout enregistrer live. Cet apport m'a complètement libéré. Nous avons également pensé que ça donnerait une autre couleur à notre musique. Ce fut une expérience très positive et, pour une fois, je n'ai pas eu à me coltiner d'everdubs. Vous en avez quand même fait, on a l'impression qu'il y a au moins quatre pistes de guitare sur Been Down So Long. Robby Krieger : C'est probable, Ray a fait une guitare, Marc Benno aussi et j'ai dû en overdubbé une autre en plus des deux ou trois parties de slide que j'ai effectuées. Ce solo à la slide est l'un des trucs les plus fou que vous ayez faits. Robby Krieger : Oui j'essayais de capter une ambiance sans me soucier de la technique. La beauté de votre jeu de slide, et de vos plans blues en général, repose sur le fait qu'à aucun moment, vous ne tentez d'imiter les pionniers. De plus, vous laissez toujours un peu de saleté dans vos parties de guitares, quand tant de guitariste blanc, ont une approche très anale. Robby Krieger : (Rires.) C'est vrai, et c'est ce que j'aime pas chez un guitariste comme Mike Bloomfield, trop parfait. J'ai toujours voulu faire mon propre truc. Je pourrais jouer des parties de slide tout à fait traditionnelles mais, ce que les gens aiment dans mon jeu, c'est justement le côté débridé et non conforme. D'ailleurs, c'est pour cette raison que je fus engagé dans le groupe. Jim a toujours adoré mes parties de slide, il voulait même que je ne fasse que ça. Jim a-t-il critiqué votre jeu de guitare à un moment ou à un autre ? Robby Krieger : Il m'a toujours dit que j'était le guitariste le plus sous-estimé du monde. Le plus marrant c'est qu'aucun de nous quatre n'ait jamais critiqué le jeu des trois autres ou voulu le modifier. Nous jouions si bien ensemble que nous avions à peine besoin de nous parler. Chacun faisait la bonne partie, au bon moment, au bon endroit. Cars Hiss By My Window est un blues à part. Robby Krieger : C'est notre morceau à la Jimmy Reed. Jim était vraiment plongé dans le blues à ce moment-là et il adorait que je joue du blues brut de coffrage. Il s'asseyait et faisait des chansons sur le pouce et voulait que ça dure des nuits entières. Ce qui est dommage, c'est que je suis sûr que si nous avions pu enregistrer un album après " L.A. Woman ", nous aurions fait un album de blues brut, ce que j'ai toujours aimé. Et l'élaboration de Riders On The Storm ? Robby Krieger : Nous déconnions sur Ghost Riders In The Sky et, un beau jour, c'est devenu Riders On The Storm. C'est venu comme ça, Ray jouait sur un Fender Rhodes à la place de son orgue habituel. Autre changement caractéristique de " L.A. Woman ", l'absence de reverb sur la voix de Jim, noyée d'écho sur les premiers albums. Robby Krieger : Il faut dire que les studios Sunset Sound où nous avons enregistré les deux premiers albums possédaient une des meilleurs chambres d'écho au monde. Le son était tellement génial qu'on l'utilisait plus que de raison en faisant passer tout les instruments à travers. Pour " L.A. Woman ", nous avons enregistré sur un huit-pistes, dans notre local de répétition et Paul Rothchild n'était plus avec nous, ce qui changeait toutes les données. C'est pour ça qu'on s'est amusés, le geôlier était parti. Ça implique que les Doors étaient bel et bien un navire en perdition ? Robby Krieger : C'est indéniable. Nous ne pouvions plus joué nulle part, nous étions grillé depuis l'incident de Miami et " Morrison Hotel " n'avait pas bien marché. Jim avait une sale mine et s'était mis à grossir de façon inquiétante. Quand on prend tous ces éléments en considération, c'est un miracle que " L.A. Woman " ait obtenu tant de succès. Je pense qu'on a fait un album très débridé parce que nous avions évacué la pression. On pensait s'être fait baiser d'un bout à l'autre, alors on a décidé de s'amuser à nouveau. On s'est barrés si loin que c'était comme si on enregistrait notre premier album. Quelques semaines après que l'album fut entré dans le Top Ten, Jim est mort. Comment avez-vous appris la nouvelles ? Robby Krieger : On m'a téléphoné et je n'y ai pas cru, parce qu'on avait l'habitude d'entendre ce genre de connerie du style " Allo, Jim s'est jeté du haut d'une falaise! " etc. Nous avons donc décidé de dépêcher notre manager à Paris et il nous a confirmé la triste nouvelle par téléphone. Les gens évoquent souvent le fait qu'il était inévitable qu'il meure jeune, vous partagez cet avis ? Robby Krieger : Non! Je pensais qu'il ne mourrait jamais. J'étais persuadé qu'il nous enterrerait tous, comme ses pochetrons irlandais qui s'envoient leur litron de whisky tous les jours et qui vivent jusqu'à quatre-vingts ans. Il semblait vulnérable. Mais la mort l'obsédait. Il m'en parlait sans arrêt. |
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